Avec ce dernier opus, Massilia, Philippe de Toulouse, atteint la dizaine d'albums enregistrés. En la circonstance, les frères Le Van, deux authentiques Massaliotes, le rejoignent avec bonheur dans son exercice préféré, le trio. En fait, il est l'aboutissement d'un concours de circonstances, les musiciens s'étant retrouvés à l'occasion d'une croisière musicale organisée par Luc Frémy sur le Princess Danae.
Le programme est des plus éclectiques pour ce qui est du répertoire : emprunté pour aux grands classiques : standards, Ellington et Peterson, le maître à pianoter du Manceau, et des compositions personnelles, parfois originales, mais aussi adaptations intelligentes d'un répertoire classique revisité.
L'album s'ouvre sur un thème du pianiste au groove très Ray Bryant, période Cadet, bien balancé avec une rythmique très présente et colorée à souhait par le batteur percussionniste. Le bassiste tient la métrique originale sur des harmonies bien assistes. Le pianiste virevolte avec aisance dans une musique aux accents churchy sur une mise en place sans faille. Beau morceau d'ouverture.
La Campanella qui suit, transposition pianistique de Liszt d'une pièce de Paganini pour violon, est un must du répertoire des pianistes, en général bis de fin de concert. Une version célèbre en a été enregistrée par György Cziffra chez La Voix de son Maître pour la Collection Plaisir musical en 1957 (FBLP 25030). Ici après une exposition du thème écrit, Duchemin improvise sur les harmonies ad libitum avant d'installer un balancement à la Bryant, puis une rupture rythmique pour l'installer dans une forme evansienne et revenir à la forme classique et un pont swing qui emprunte à l'idiome de Peterson accompagné de la section basse – batterie. Cette présentation de l'univers classique transposé n'est pas sans rappeler la manière d'Eddie Bernard, Jazz Arabesque (Pacific, 1959).
Puis suivent « Princess » une jolie mélodie de Christophe Le Van, précédant une version d'« Armando's Rhumba » de Corea qui n'est pas sans rappeler, dans l'organisation générale du trio, la version première du « Poinciana » d'Ahmad Jamal, quand le pianiste n'abusait pas du coïtus interrompus. Les couleurs percussions du batteur sont du meilleur effet sur le discours du piano et du chorus de contrebasse, avec un leitmotiv - riff en ostentino façon Bach en articulation de reprise.
La « Ballade en Pologne » est devenue un classique du répertoire de Duchemin qui sied à sa manière romanesque et néanmoins romantique de parcourir le répertoire classique de sa formation pianistique originale devenue avec la maturité une sorte de souvenir nostalgique.
« Ma Sorcière bien aimée » est un standard où le trio, dans une structure bien articulée pour jouer de ses effets, s'épanouit dans sa plénitude. Le contrebassiste et le batteur accompagnent magnifiquement et relancent avec des breaks parfaitement mis en place, rendant au thème sa légèreté initiale.
La « Barcarolle » (en sol mineur) illustre un mois de juin tendre, parmi les douze pièces écrites pour piano pat Pyotr Tchaïkovski et réunies sous le titre Les Saisons. En référence au chant des gondoliers de Venise, le tempo rend dans son univers élégiaque le mouvement de la barque. Après l'exposition du thème, la reprise de Duchemin évoque John Lewis dans « Cortege » en une tonalité plus romantique.
« Caravan » et « Old Man River » sont des pièces où l'exotisme trouve à s'exprimer tant au plan rythmique qu'harmonique (avec quelques incursions dans l'univers andalou arabo-hispanique reconstruit (citation à l'appui). Moment d'énergie enchaîné sur le fameux tube de Showboat (1936) rendu célèbre par Paul Robeson, « Old Man River ».
Le Prélude n° 4 op 28 de Chopin fut aussi, dans les années trente, un tube souvent joué. Cette version est une récréation, avant le final consacré à deux pièces de Peterson.
« Cakewalke » l'évocation d'une danse que les esclaves mimaient pour imiter leur maîtresse qui marchait à petits pas. Pièce descriptive où les ressources pianistiques sont mises à contribution. Et Duchemin y fait merveille, soutenu en cela par le batteur et le bassiste parfaits dans leur soutien.
« Hymn to Freedom » est un cantique écrit, ou plutôt improvisé par Peterson au début des années soixante à la fin d'une session d'enregistrement, alors que ne restaient que quelques minutes. Comme il savait que Norman Granz, qui était alors son commanditaire, aimait le blues et les chants d'église, Oscar se remémora les airs entendus à l'église. Il recommanda à ses accompagnateurs, Ray Brown et Ed Thigpen, de lui laisser exposer le thème et de n'entrer qu'ensuite à sa demande, ce qu'ils firent. Cette version a été enregistrée pour la première fois le 16 décembre 1962 (cf. Night Train, Verve 8538) avec Ray Brown et Ed Thigpen. La version de Duchemin est moins concertante (il faut aussi reconnaître que le Bösendorfer Imperial sur lequel est enregistré Oscar n'est pas étranger au caractère majestueux de son interprétation), est plus intimiste. L'intensité ici tient à la densité. Le thème y est toujours exposé en solo, mais l'esprit choral y est peut-être plus présent. Version très sentie qui termine en beauté un album très personnel.
Duchemin est magistral, Christian Le Van parfait et Philippe Le Van sait colorer cette musique avec intelligence. Les trois jouent du trio : un trio idéal mélange de Jamal, Bryant, Peterson, en fait du Duchemin.
Félix W. Sportis